Victor Beerten raconte ses souvenirs d’évacuation en mai 1940

Réveil brusque ce vendredi 10 mai 1940, à 5 heures du matin : des bombes éclatent sur les champs d’aviation de Gosselies et de Nivelles : c’est la guerre. Dans la journée, des soldats français arrivent et passent à Villers, on a confiance.

Mais, le dimanche déjà, des soldats belges passent et fuient et des caravanes de réfugiés commencent à défiler, tous venant de l’est. Germaine Dovillée et Marthe avec Gérard nous arrivent le samedi 11 de Libramont et, dans les villages des alentours, l’exode a déjà bien commencé. Germaine et Marthe nous quittent le mardi 14 par le train vers Nivelles et Bruxelles, à 14 heures. Les nouvelles les plus alarmantes et les plus contradictoires circulent et déjà quelques habitants de Villers, pris de panique, partent vers la France. Nous sommes bien décidés à rester.

Mais le mercredi 15 à 8 heures du soir, la plupart des Villersois ont quitté le village par petits groupes. Nous passons la nuit de mercredi à jeudi dans la cave car de nombreux soldats français et belges vont et viennent. Vers 2 heures du matin, tout redevient calme, on ne perçoit plus aucun bruit. Dans la matinée, quelques soldats isolés passent, ils ont l’air inquiets et s’étonnent de voir encore quelques civils !! Ils nous pressent de partir : Les « Boches » arrivent.

Robert Seret est parti seul en auto pendant la nuit…. Mais il revient le matin, pour évacuer ses parents qui s’obstinent à rester!

Seul, le secrétaire communal est encore à son poste….

Il reste quelques familles de vieux dans le village; il n’y a plus ni journaux, ni T.S.F. car on est sans électricité ni distribution d’eau.

Le mercredi après-midi, je vais à Sart et j’apprends qu’André est parti le matin. Le jeudi 16, Fortuné Henriet et son beau-frère décident de partir avec deux chariots. Nous nous joignons à eux avec nos parents et partons vers 9 heures.

Nous nous dirigeons vers Frasnes puis Liberchies et Luttre et, le long de la route, nous voyons les premiers effets des bombardements, surtout près de la gare de Luttre et près des ateliers… Quelques centaines de mètres plus loin, nous voyons exploser une bombe vers Obaix et nous continuons notre chemin par des routes encombrées de charroi militaire et de fuyards. Il y a souvent des arrêts et des détours et, toujours, nous voyons les dégâts causés par les bombes tout au long du chemin : Frasnes, Liberchies, Luttre, Gouy, Trazegnies, Bascoup, Chapelle, Piéton, Morlanwelz, Ressaix, Binche où nous logeons dans une ferme abandonnée.

Le lendemain, nous repartons, tôt, par des chemins de campagne, vers Péronnes, Braye, Estinnes-au-Val, Vellereille le Sec, Givry et entrons en France par Bois-Bourdon et Villers-Sir-Nicole.Nous poursuivons par Bettignies, Bersillies, Mairieux, Elesmes, Boussois et Kousnes. Nous logeons dans une ferme fraîchement abandonnée et repartons très tôt le lendemain matin, car des soldats français nous font filer vers Longueville dans une «procession» ininterrompue de fuyards et un encombrement sans pareil de soldats à bord de camions, chenillettes et voitures tractées de tout calibre. Dans l’après-midi, nous passons à Bavay dont toutes les rues traversées sont en ruines et brûlent. Dans une rue assez large, nous voyons 5 soldats français complètement carbonisés (quelle horreur). Nous quittons la grand-route de Valenciennes à Wargnies et passons à Maresches et Artres où nous dormons dans une prairie, sous les chariots, à la belle étoile.

Mais à minuit, des schrapnells éclatent un peu partout et tout le ‘camp’ s’ébranle dans un brouhaha indescriptible et parmi des colonnes de soldats roulant dans les deux sens sur des chemins vraiment étroits. C’était dimanche, mais chacun ne pensait qu’à sauver sa peau.

Dans la matinée, nous nous trouvons embouteillés sur la route de Valenciennes à Cambrai, près de la gare de Banchain qu’une escadrille vient bombarder à environ 200 mètres de nous.

Quand nous nous remettons en route, nous ne voyons que ruines, chariots défoncés, charrettes renversées et, au milieu de tout cela, un soldat marocain qui prie.

Un peu plus loin, nous prenons une petite route à travers champs car les soldats nous disent que la route principale est coupée. Après de nombreux détours par Hordain, Estrun, Iwuy, Thuin, Abancourt, nous arrivons à Oisy-le-Verger, vers le soir, éreintés et harassés. Nous repartons le lundi 20 et tournons en rond dans le village. Il y a un va-et-vient de fuyards dans tous les sens et beaucoup nous disent avoir vu des soldats allemands… Quant à nous, nous avons cherché une maison vide pour nous abriter un peu en attendant les événements : nous sommes le 20 mai 1940, à midi, et nous sommes toujours à Oisy-le-Verger.

Dans l’après-midi du 20, des soldats allemands passent, certains à moto, d’autres en camions ou autos. Un obus de ’75 éclate dans la cour de la ferme juste en face de la porte où le ‘Blanc Boffé‘ a logé la nuit passée et où Fortuné et son beau-frère Camille sont logés. Nous cherchons à manger partout : des oeufs, des poules,etc. Toute la nuit, nous entendons des éclatements d’obus et des sifflements de schrappnells assez proches de nous. Vers 9 heures, des Allemands font irruption dans la cour de la ferme et mettent Fortuné en joue. Quand je leur apprends que nous n’avons pas vu de soldats français, ils se calment et repartent en grommelant que c’est bien la dernière guerre!


21 mai 11 heures: Un violent bombardement nous chasse à la cave pendant plus d’une demi-heure. Quand nous revenons à la lumière c’est pour constater que beaucoup de maisons ont terriblement souffert et qu’une rue entière est démolie, heureusement sans mort ni blessé… Seul, Fortuné a une petite coupure au doigt provoquée par un éclat de vitre. En effet, des obus ont éclaté juste derrière la maison, détruisant vitres et plafonds.

Le soir du 21, la nuit du 21 au 22 et toute la matinée du 22, des alertes vont se succéder quasi sans arrêt. Nous passons la majeure partie du temps dans la cave. Des obus continuent à pleuvoir et nous voyons la toiture de la maison qui jouxte «notre» jardin voler en éclats. Des débris jonchent le sol partout et, dans la prairie, nous distinguons quelques cadavres de vaches et de chevaux.

Heureusement, nos propres chevaux sont indemnes et semblent presqu’impassibles dans tout ce bruit.


La nuit du jeudi 23 et la journée du 24 se passent plus calmement. Nous nous proposons de partir le samedi matin vers Epinoy.

Dans la soirée du 24, vers 6 h, quelques obus sont encore tirés sur Oisy puis, à 20 h, de nouveau une vingtaine de coups. La nuit sera plus tranquille.

Très tôt, le samedi 25, Bofé et moi, nous allons à la recherche de vaches à traire. Nous revenons bientôt avec deux seaux de lait. Quelques femmes viennent en chercher et aussi plusieurs soldats allemands. L’un d’eux me renseigne un chemin de retour et un vieux Français, rentré depuis peu à Oisy, m’indique un petit chemin à travers les marais… et qui n’est pas bombardé. Pour plus de sécurité, nous décidons de retourner de ce côté-là. Nous avions encore un veau prêt pour la boucherie. Nous le remettons en liberté. Vite, les femmes préparent quelques provisions pour le chemin du retour. Nous mettons la maison en ordre, nous nettoyons la cuisinière, faisons la vaisselle et Boffé apprête le chariot qu’il va «emprunter à la ferme», et un cheval que nous avons capturé dans les champs. A midi et demie, nous partons en passant près de Cauchy et Sauchy et atteignons la grand-route à Marquion vers Cambrai. Avant Cambrai, des soldats enlèvent le vélo à Boffé et plus loin, à la sortie de Cambrai, Camille Delstanche est pris par les Allemands. Je parlemente pour le faire relâcher et je parviens à me faire envoyer à sa place dans une colonne de civils prisonniers.Heureusement, grâce à un camion militaire allemand qui doublait la colonne, je me sauve en le suivant. Je rejoins les miens, j’avais eu chaud ou froid… je ne sais plus.

Quelques instants après, je parviens à ‘récupérer’ Camille qui retrouve ainsi son Esther et nous continuons notre route parmi le charroi allemand et les fuyards. Nous souffrons de la soif car nous ne trouvons pas d’eau et nous prenons parfois une gorgée de vin, celui que nous avions emporté de Oisy. Vers 9 h, nous nous arrêtons dans une vieille bâtisse, une sucrerie désaffectée où nous dormons à la belle étoile. Je trouve quelques vaches et donc un peu de lait et nous soupons avec les provisions emportées, des pommes de terre en chemise, du lait frais non bouilli, du pain noir et sec et un peu de vin. Il y a bien une pompe dans une écurie mais l’eau sent le purin… On en boit malgré tout et l’on remplit encore quelques bouteilles pour la journée du lendemain.

Après une mauvaise nuit, c’est le départ à 6 h du matin. Nous ne sommes pas reposés du tout et c’est toujours la route pleine de troupes allemandes et de fuyards. Nous voyons beaucoup de véhicules abandonnés et par-ci, par-là quelques tombes de soldats (de simples croix surmontées d’un casque). Nous côtoyons deux énormes entonnoirs, l’un au beau milieu de la route et l’autre dans le champ voisin. Il y a eu ici un ravage terrible à voir les véhicules de toutes sortes renversés et détruits aux alentours dans un rayon d’une centaine de mètres. Des cadavres gisent sur le sol et dégagent une odeur pestilentielle! L’air est irrespirable et, de plus, il fait très chaud.Des avions allemands nous survolent sans cesse, il n’est pas rare d’en compter une centaine en même temps en l’air!

 

Le long de notre route nous ne trouvons rien à boire ni à manger si ce n’est une eau très mauvaise.Je parviens à obtenir un pain d’un soldat allemand. Le soir, vers 9 h,nous arrivons à Gognies-Chaussée.

A Gognies-Chaussée, nous passons la nuit dans une ferme. Les propriétaires sont belges et nous sommes très bien accueillis chez Mr et Mme C. Devlieger-Devrindt, ferme de Monbanson. On nous prépare du café et nous couchons dans la salle à manger sur de vrais matelas. Nous achetons des oeufs à 0,50 Ffr et du lait à 1,50 Ffr le litre. Je vends à la fermière le reste de mes cigares pour 150 F belges. Ces gens ont été des plus gentils et c’est vraiment le seul bon souvenir que nous remportons de la France.

Nous quittons Gognies à 7h ½ et nous entrons en Belgique près de Bois-Bourdon; Havay reste à notre gauche, nous coupons la route Mons-Beaumont près de Givry et passons à Estinnes-au-Mont en direction de Binche où nous arrivons sur le coup de midi.

Après une courte halte, nous nous dirigeons vers les charbonnages et passons à Carnières, Morlanwelz, Trazegnies, Courcelles et enfin Gosselies où nous trouvons de la bière et aussi des eaux gazeuses pour rafraîchir les enfants. Et, en vitesse, nous gagnons Villers où nous arrivons à 10h du soir. Il fait une nuit noire… mais tant mieux, car nous sommes exténués, sales, couverts de sueur et de poussières… et nous avons des mines de gens affamés.

Nous retrouvons notre maison pillée de fond en comble et tout sens dessus dessous.

Le lendemain, mardi 28 mai : grand nettoyage et bain … On se repose un peu. Le mercredi 29, je reprends le travail à Chassart, la fabrique de levure marche à plein rendement et il y manque des hommes. En effet, peu de fuyards sont rentrés jusqu’à présent.

Petit à petit, tout le monde rentre et le dimanche 9 juin le cadre est complet.

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